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2) Mobilité de la population et professions.

La mobilité des habitants à travers les actes de mariage.
J’ai choisi d’étudier les professions des habitants d’après les actes de mariages établis entre le premier janvier 1755 et le 31 décembre 1771. Le choix de ces dates repose sur les nombreuses indications de professions des époux dans les actes entre 1760 et 1772. J’ai complété les actes de mariages ne portant pas d’indications de professions, par celles données dans les actes de baptêmes d’enfants issus de ces mariages. Pour cela, j’ai utilisé les « tables décennales » établies par des généalogistes de l’Association Généalogique de l’Anjou. Ces tables reprennent les actes de baptêmes, mariages et sépulture, en les classant par ordre alphabétique sur des périodes de 5 à 20 ans selon les paroisses, et de 5 à 10 ans à Saint-Mathurin. Cette méthode m’a permis de remonter jusqu’en 1755, essentiellement grâce aux baptêmes ultérieurs à 1760. J’ai pu déterminer la profession dans 291 actes de mariages sur 322, soit 90% des cas.

Ces actes concernaient aussi bien des époux qui vivaient à Saint-Mathurin, d’autres qui venaient s’y installer, et enfin d’autres qui venaient y chercher une épouse, et repartaient dans leur paroisse d’origine. Il est donc utile d’étudier préalablement l’origine et la résidence des conjoints, afin de vérifier que les professions étudiées concernent bien des habitants de Saint Mathurin. La résidence est déterminée, en plus des actes de mariage, par les actes de baptêmes et divers actes notariés (contrats de vente ou de fermage).

Les époux.
- Dans 76 % des actes, l’époux était désigné comme habitant à Saint Mathurin. Mais certains étaient « de fait » habitants de la « paroisse » de Saint-Mathurin, mais « de droits » d’une autre paroisse, où ils étaient nés. De plus, pour 31 habitants de Saint-Mathurin, je n’ai pu retrouver l’acte de baptême dans les « tables décennales » ni dans les registres. Ces absences peuvent avoir plusieurs raisons :

- Une orthographe inhabituelle empêchant de retrouver le nom de famille. Mais je me permets d’écarter cette possibilité dans la plupart des cas, considérant les nombreuses vérifications faites, en tenant compte de toutes les orthographes possibles.

- Un mauvaise tenue des actes de baptêmes. Ce qui ne paraît pas le cas à Saint-Mathurin.

- Des baptêmes ayant eu lieu hors de Saint-Mathurin. C’est d’après moi la principale raison. Des personnes, installées depuis longtemps à Saint-Mathurin, pouvaient être désignées uniquement de ce village, sans référence au lieu de baptême.

D’autre part j’ai dénombré 4 cas inverses, d’époux venus d’autres paroisses d’après les actes de mariage (La Bohalle, Brion, Mazé, Les Rosiers), mais que l’on retrouve dans les actes de baptêmes.

Si on exclut les 31 époux dont je n’ai pas retrouvé l’acte de baptême, les époux nés hors de Saint-Mathurin représentaient 36%, et ceux nés à Saint-Mathurin 64%. Si on considère que tous les époux désignés de Saint-Mathurin y étaient effectivement nés, les 64% deviennent 74%, le pourcentage le plus probable étant entre 64% et 70%.

- Les épouses.
Sous l’Ancien Régime le mariage avait lieu le plus souvent dans la paroisse de l’épouse, même si ce n’était pas une obligation1. Effectivement à Saint-Mathurin dans 89,1 % des cas l’épouse en était originaire, et dans 91 % des cas si on intègre 6 actes qui ne précisent pas l’origine des épouses, ce qui laisse présager qu’elles étaient de Saint-Mathurin comme la plupart. Après recherche dans les « tables décennales », il apparaît qu’au moins 78% des épouses étaient baptisées à Saint-Mathurin, ou 90% si on tient compte des 38 cas non trouvés dans les registres.

On constate le même repli sur la communauté à Saint-Clément-des-Levées où 84% des conjoints entre 1750 et 1789 résidaient dans la paroisse, et aux Rosiers, où ils étaient 83%2. Par contre dans le Baugeois la mobilité était plus importante. A Mouliherne une étude des mariages entre 1700 et 1792 a révélé que 51,3% seulement des conjoints étaient nés dans la paroisse. En 1779, non loin de là, dans l’hôpital de Baugé qui accueillait des malades d’une vingtaine de paroisses alentour, 34,3% seulement des malades résidaient dans leur paroisse d’origine lors de leur admission. François Lebrun attribuait cette différence avec la Vallée d’Anjou par une occupation du sol très dense dans cette vallée, qu’il opposait à des cultures discontinues et itinérantes dans le Baugeois3. J’ajouterais à ce facteur d’enracinement l’attrait des « communes » (communaux) du comté, qui permettaient aux petits cultivateurs d’entretenir un peu de bétail, précieux privilège qu’il était difficile d’abandonner.

Mais il faut aussi tenir compte de la taille des communautés. Saint-Mathurin, Les Rosiers et Saint-Clément étaient des communautés peuplées. Or l’endogamie était d’autant plus forte que la paroisse était grande, car dans une petite paroisse, il était plus difficile de trouver un parti à sa convenance. Ainsi une étude de 41 paroisses rurales du bassin parisien sous l’Ancien Régime, a montré que les mariages endogames représentaient 55% dans les paroisses de moins de cinquante feux, et 74% dans celles dépassant 100 feux4. Les chiffres observés dans les trois communautés de la Vallée d’Anjou n’ont donc rien d’exceptionnels.

Les paroisses d’origine.
61 % des époux désignés comme originaires d’autres paroisses résidaient dans les paroisses limitrophes de La Bohalle, Les Rosiers, Mazé et Corné, ainsi qu’à Beaufort guère plus éloigné. Seuls 8,5% des époux étaient originaires d’une paroisse distante de plus de 20 kilomètres. Le comté de Beaufort constituait la principale région d’origine. On peut remarquer qu’un seul époux venait d’en dehors de l’Anjou (Vinarcé, dans le diocèse du Mans)

Les épouses venaient aussi de paroisses proches. Parmi celles originaires d’autres paroisses 93,7% venaient de moins de 10 kilomètres (30 sur 32).

La Loire formait une véritable frontière, encore plus nette qu’à Saint-Clément-des-Levées où 27% des époux venaient de la rive gauche. Mais dans ce village où vivaient de nombreux mariniers, la population tissait plus volontiers des liens avec les autres paroisses riveraines5. A Saint-Mathurin, seuls 8,5% des époux étaient originaires du sud de la Loire. Un seul venait de Saint-Rémy-La-Varenne, dont le clocher n’est qu’à un kilomètre de celui de Saint-Mathurin. La difficultée de posséder des « héritages » (des terres) des deux côtés du fleuve a peut-être contribué à limiter les alliances matrimoniales avec l’autre rive.

Plusieurs venaient de villages des bords de Loire, comme Chalonnes, Saint-Lambert-des-levées, les Ponts-de-Cé et Cunault, mais le phénomène restait limité.


Tableau 3 : les époux venus d’autres paroisses entre 1755 et 1771, d’après les B.M.S.
Tableau des paroisses de résidence ou d’origine (« de droit » de telle paroisse) autres que Saint-Mathurin. Les 115 cas sont répartis en fonction de l’éloignement des limites de Saint-Mathurin (et non du bourg).

PAROISSES

HOMMES

FEMMES

Nombre

%

Nombre

%

La Bohalle

15

18

6

18.75

Mazé

13

15,66

9

28.125

Corné

8

9,64

1

3.125

Les Rosiers

8

9,64

7

21.875

(PAROISSES LIMITROPHES)

(44)

(53%)

(23)

(71.9%)

Beaufort

7

8,43

2

6.25

Saint-Pierre-du-Lac

3

3,61

1

3.125

Andard

2

2,4

 

 

Brain-sur-l’Authion

1

1,2

2

6.25

Brion

1

1,2

 

 

Bauné

1

1,2

 

 

Bessé

1

1,2

 

 

La Daguenière

1

1,2

 

 

Chemellier

2

2,4

 

 

Saint-Remy-la-Varenne

1

1,2

1

3.125

Saint-Georges-des-sept-voies

 

 

1

3.125

Sarrigné

1

1,2

 

 

(MOINS DE 10 Km)

(65)

(78,31%)

(30)

(93.75%)

Les Ponts-de-Cé (Saint-Aubin)

3

3,61

 

 

Le Plessis-Grammoire

1

1,2

 

 

Cunault

2

2,4

 

 

Saint-Lambert-des-Levées

1

1,2

 

 

Echemiré

1

1,2

 

 

Angers (Saint-Jacques, Saint-Maurice, Saint-Michel)

3

3,61

1

3.125

Denée

 

 

1

3.125

Baugé

2

2,4

 

 

(MOINS DE 30 Km)

(77)

(93,98%)

(32)

(100%)

Chalonnes (Notre-Dame)

1

1,2

 

 

Cholet

1

1,2

 

 

Vinarcé

1

1,2

 

 

Savigné

1

1,2

 

 

Le Lude

1

1,2

 

 

(PLUS DE 30 Km)

(5)

(6%)

0

 


Un aperçu des professions à travers les actes de mariage : un village de « bêcheurs ».
Sur 322 couples mariés à Saint-Mathurin du premier janvier 1755 au 31 décembre 1771 :
- dans 254 cas, la résidence des conjoints à Saint-Mathurin après le mariage est attestée, et parmi eux, la profession de l’époux est connue dans 245 cas.
- d’autre part la profession de l’époux est connue pour 291 mariages au total.

Tableau 4 : Les professions des époux. 1755-1771. D’après les B.M.S..

PROFESSIONS

Ensemble des Mariages. 291 cas.

Résidence à Saint-Mathurin. 245 cas.

 

NOMBRE

%

NOMBRE

%

Bêcheurs

186

63,9

161

65,71

Laboureurs

45

15,46

41

16,73

Métayer

1

0,34

1

0,4

(CULTIVATEURS)

(232)

(79,72 )

203

82.8

Tisserands

8

2,75

4

1,63

Tanneurs

1

0,34

0

 

Tailleur de pierre

1

0,34

1

0,4

Taillandier

1

0,34

0

 

Maréchal Ferrant

1

0,34

1

0,4

Sabotiers

5

1,72

5

2

Menuisiers

2

0,68

2

0,82

Maître tonneliers

1

0,34

1

0,4

Cordonniers

2

0,68

2

0,82

Charpentiers

4

1,37

4

1,63

Charrons

2

0,68

0

 

Meuniers

8

2,75

8

3,26

(ARTISANS)

(36)

(12,37)

28

11.43

Marchands

10

3,44

6

2,44

Maîtres perruquiers

1

0,34

1

0,4

(COMMERCANTS)

(11)

(3.78%)

7

2.86

Maîtres chirurgiens

4

1,37

1

0,4

Domestiques

3

1,03

2

0,82

Employés des gabelles

2

0,68

2

0,82

Ancien colporteur6

1

0,34

1

0,4

Bateliers

1

0,34

0

 

Pêcheurs

1

0,34

1

0,4

(DIVERS)

(12)

(4.12%)

7

2,86

Cette première approche des professions nous montre la part écrasante des bêcheurs (63.9%) et plus largement des cultivateurs (79.9%) dans la population masculine.

Les artisans étaient assez peu nombreux. Parmi eux se détachent les meuniers et artisans du bois : sabotiers, menuisiers, tonnelier, charpentiers. Les actes ne précisent pas si ces derniers étaient charpentiers de bateaux.


Les « bêcheurs » étaient des cultivateurs, désignés d’après un des instruments qu’ils utilisaient, la bêche, une houe pleine aussi appelée « tranche » dans les actes notariés.

D’après Roger Dion, la bêche « qui ameublit profondément la terre et en pulvérise les mottes, ne permet pas seulement d’obtenir, dans la préparation du sol pour les semailles, une perfection à laquelle nul autre instrument de labour ne permettrait d’atteindre : elle augmente à la longue, les aptitudes agricoles du terrain et par conséquent, la valeur du fond lui-même ». Il a même trouvé trace dans un bail de 1746 à Restigné d’une obligation pour le fermier de « faire toutes les façons de bêche et non de labour »7.

Roger Dion a découvert que les mentions bêcheurs devenaient fréquentes dans les registres paroissiaux de Restigné et La Chapelle sur Loire à partir de 1670. A Saint-Mathurin, la profession de bêcheur était déjà au début du XVIIIème siècle la plus souvent citée dans les registres paroissiaux. Les laboureurs étaient des cultivateurs plus aisés.

La répartition des professions était différente chez les migrants.
Parmi les époux dont la résidence déclarée (et non prouvée) à l’époque du mariage était Saint-Mathurin, et dont la profession nous est connue, les cultivateurs représentaient 86,5 %. Parmi ceux dont j’ai effectivement retrouvé l’acte de naissance, les cultivateurs représentaient 89,3 %.

Si on étudie les époux résidant jusqu’alors dans une autre paroisse, 53% seulement étaient cultivateurs, contre 10% de marchands, et 11% de tisserands.

On constate donc que la mobilité géographique des cultivateurs était plus faible que celle des autres époux, le jeu des alliances « foncières » limitant la mobilité des cultivateurs. Les commerçants et les artisans étaient plus souvent obligés de s’éloigner pour s’unir à une personne du même milieu social, ou pour trouver du travail. L’importance des tisserands peut s’expliquer par l’arrivée dans la Vallée de tisserands attirés par le développement de la manufacture de Beaufort et l’importance de la culture du chanvre.

Nouvel aperçu : un rôle d’imposition à La Marsaulaye en 1774.
En 1770 furent lancés de grands travaux d’aménagement de l’Authion. Ils devaient être financés par les diverses paroisses de la Vallée, et à la fois par les « biens-tenants » (propriétaires) en proportion de leurs revenus, et par les taillables en fonction de leurs impositions. Le rôle de cette imposition est conservé pour La Marsaulaye. Les taillables versaient 2 sols 3 deniers 3/8e de deniers par livre de taille8. Dans ce rôle, la profession est indiquée pour 101 chefs de feux sur 174, soit 58% des cas seulement, ce qui ne permet pas d’en tirer des chiffres précis quant à la répartition de la population, mais cette source reste riche en renseignements.

La répartition entre les professions de la terre et les autres est sensiblement la même que dans les actes de mariages : les cultivateurs représentent 83% des cas, contre 79% dans les actes de mariages. Mais parmi les cultivateurs, la répartition était bouleversée, et les journaliers, absents des B.M.S. (actes de Baptêmes, Mariages et Sépultures), représentaient 38% des taillables (45% des cultivateurs). Les laboureurs étaient un peu moins nombreux, avec 9% des taillables contre 16,7% des époux résidant à Saint-Mathurin et La Marsaulaye. Les métayers étaient toujours aussi rares, avec un seul représentant (1%). Mais surtout les bêcheurs ne représentaient que 36% des taillables. Les journaliers que l’on retrouve dans les actes de mariages de 1755 à 1771 y sont désignés comme bêcheurs. Dans ces actes, le mot bêcheur désigne la masse des cultivateurs, opposée à l’élite des laboureurs.

Une hiérarchie des cultivateurs selon la richesse, du journalier au laboureur, apparaît à travers cette imposition (voir le tableau).

Tableau 5 : Professions des époux d’après un rôle d’imposition de La Marsaulaye basé sur la taille, en 1774.

PROFESSIONS

Nombre

Imposition moyenne ( sous et deniers)

Journaliers

38

5s 5d

Bêcheurs

36

14s 4d

Laboureurs

9

32s 3d

Métayer

1

45s

(Cultivateurs)

(84)

 

Pêcheurs

2

12s 4d

Batelier

1

23s

Meuniers

2

13s10d

Sabotiers

2

9s 3d

Cordier

1

4s 6d

« Filassier »

1

9s 3d

« Tessier » (tisserand ?)

1

6d

Tisserand

1

2s 3d

Menuisier

1

9s 3d

Maréchal (ferrant)

1

7s

Couvreur

1

1s 3d

Sergent (royal)

1

1s 3d

Notaire

1

16s 9d

Maître d’école

1

6d

(TOTAL professions connues)

(101)


Profession inconnue

73

 


La propriété de la terre selon les professions, à travers les partages d’héritages.
Les partages de biens immeubles après décès donnent une évaluation des biens suivant les catégories sociales. Malheureusement la majorité de ces documents ne donnent pas les professions des défunts, et seule une partie de ces derniers se retrouve dans les actes de mariage entre 1755 et 1771. Par contre ces partages concernent pour la plupart des biens appartenant aux deux époux, le partage des biens ayant lieu après le mort du dernier décédé, qui avait l’usage des biens de l’autre par usufruit. Sur un échantillon de 27 partages accompagnés d’une évaluation chiffrée de la valeur des terres, entre 1775 et 1786 9:

- 11 ne donnent pas la profession, et représentent 20 780 livres, soit 1889 livres par partage.
- 11 concernent des bêcheurs, de 600 à 4500 livres, et représentent au total 25 764 livres, soit 2342 livres par partage.
- 3 concernent des laboureurs, et représentent 28 355 livres, soit 9 452 livres par laboureur.
- 2 concernent des « marchands-fermiers » et représentent 17 600 et 25 035 livres.

Ces chiffres sont élevés bien que certaines évaluations paraissent grossièrement sous-évaluées.

Un autre partage concernant un négociant de Saint-Mathurin en 1790, non chiffré, regroupe 131 parcelles. Etant donné l’étendue moyenne des parcelles dans cet acte, ces terres peuvent être évaluées entre 15 000 et 30 000 livres. En 1785 les biens de la succession de Tessier Du Motay, maître de poste aux Rosiers et fermier des terres du Domaine engagées au vicomte de Narbonne, étaient estimés à 124 056 livres10.
Ces documents confirment la place à part des laboureurs parmi les cultivateurs.

Les faux-semblants des catégories sociales.
Pourtant entre laboureurs et bêcheurs, et entre bêcheurs et journaliers, la frontière n’est pas nette. D’abord les mots que nous utilisons (bêcheurs, journaliers…) ne sont pas issus de notre propre grille d’analyse, mais sont repris dans des documents. Ces mots étaient employés, soit par les personnes concernées, qui pouvaient employer un vocabulaire valorisant pour eux, et dans ce cas se présenter comme bêcheurs ou marchand-fermiers, quand d’autres personnes les désignaient comme journaliers ou laboureurs. Soit par un tiers, vicaire dans les registres B.M.S., ou notaire, qui imposait son vocabulaire, habituellement sans l’expliquer ni le justifier, mais en se basant sur sa propre vision de l’économie et des relations sociales, que nous ignorons11.

On pourrait penser d’après les racines des mots qui les désignent, que le travail à la bêche ou à la charrue était une différence essentielle entre bêcheurs et laboureurs. Mais l’étude du bétail et des instruments aratoires dans les inventaires de biens après décès, montre que sur 18 inventaires de biens appartenants à des familles de bêcheurs, 10 familles possédaient les charrues et les chevaux nécessaires pour labourer. Une famille de journalier avait aussi des pièces de charrues. De toute façon, le propriétaire d’une petite parcelle de terre pouvait essayer d’emprunter ou de louer une charrue et un cheval pour une courte période, s’il ne travaillait pas sa terre à la bêche.

Il semble donc que la différence de richesse était le principal critère de « classement » entre les cultivateurs, et que la part des terres affermées, plus que la richesse, différenciait les laboureurs des « fermiers » que l’on trouve dans quelques actes (à ne pas confondre avec les « marchands-fermiers », un peu plus riches).

Cette différence de richesse ne signifie pas forcément différence de milieu social ou différence culturelle. L’éducation joue un très grand rôle (un laboureur se sentait-il plus proche d’un notaire, aussi riche que lui, ou d’un bêcheur, cultivateur illettré comme lui ?). D’autant plus que les limites sont floues entre des catégories établies arbitrairement. A partir de quand cessait-on d’être bêcheur pour devenir laboureur ? De nombreux cultivateurs étaient désignés alternativement bêcheurs et laboureurs, dans les actes notariés ou les actes de mariages ou de baptêmes. Dans ce cas, pour l’étude statistique des professions, je choisissais celles données par les actes de mariages, ou en cas d’absences, celles indiquées dans les premiers actes de baptêmes des enfants.

La diversification des activités.
Pour les artisans, l’étude paraît plus simple. Pourtant les indications concernant les professions sont à prendre avec précaution, entre autre à cause de la diversification des activités.
Beaucoup d’individus exerçaient plusieurs activités, dont une seule apparaît dans les registres. On voit ces activités parallèles dans les B.M.S. : un individu est désigné en 1759 comme meunier, en 1761 comme bêcheur, en 1763 comme meunier.12 Un autre est sabotier en 1764 et 1767, bêcheur en 1765, 1769 et 177113. En fait de nombreux artisans possédaient ou louaient des lopins de terre et se livraient au jardinage, ou des cultivateurs à l’artisanat, et les deux activités apparaissaient successivement dans les actes, quand il devenait difficile de déterminer quelle était l’activité principale.

L’exemple des débits de boissons et de la pêche en Authion.
En 1783, le « Mémoire sur les localités » de la régie des aides dénombre 18 cabarets et 3 débits d’eau-de-vie à Saint-Mathurin14. Or les cabaretiers et aubergistes sont absents des actes de mariage que j’ai étudiés. Cela s’explique en partie par le faible nombre d’aubergistes, en comparaison des autres professions. On compte quatre auberges, toutes dans le bourg : l’Auberge du cheval Blanc, l’Auberge de la Croix verte, l’Auberge du Bœuf couronné, et l’Hôtellerie du Lion d’Or.

N’importe quel particulier pouvait tenir cabaret. Il était alors signalé par une enseigne, ou par un « bouchon », consistant en touffe de lierre, houx, cyprès, ou autre plante à feuillage persistant. D’où le nom de bouchon pour désigner l’établissement en lui-même. Selon Abel Poitrineau « Les cabarets sont les salons du peuple, où se retrouvent à loisir des hommes ordinairement dispersés, où se confrontent et circulent les idées, où s ‘ébauchent les connivences, se scellent les amitiés et s’aiguisent les haines »15.

Les cabaretiers, relativement nombreux, n’apparaissaient pas dans les B.M.S. parce qu’ils avaient habituellement une autre activité.

La grande majorité des actes notariés que j’ai consultés étaient passés dans des auberges du bourg, mais aussi chez des particuliers « vendant vin ». On trouve des mentions telles que « boulanger et vendant vin », « vendant vin et maréchal taillandier », « veuve René Chudeau vendant vin », et même, mais à La Daguenière, « huissier et vendant vin ».16 Enfin le propriétaire d’une grande maison de Saint-Mathurin, en la louant à un serrurier, précisait dans un acte « dans le cas que les dits preneurs tiennent cabaret ne pourront faire danser dans les chambres hautes ; ce qu’ils pouront faire hors ledit cas »17. Le nombre important d’artisans parmi les cabaretiers peut s’expliquer par la fréquence plus importante du travail à domicile.
Ces établissements fournissaient un complément de revenu non négligeable, et il suffisait pour en ouvrir un de mettre un bouchon … et de payer les droits à la ferme des aides.

Le rapport de la ferme des aides de 1783 signalait la fraude « très entreprenante parmi les cultivateurs et autres gens de cette classe qui se livrent volontiers à la vente en détail sans déclaration ». Pour le département des Rosiers (Saint-Mathurin à Saint-Martin-de-la-Place), il précise « il s’élève l’été des faux bouchons dans la vallée, surtout dans le temps de la récolte »18. Dans un acte de 1760, un accord à l’amiable est établi entre deux habitants et le commis des aides aux Rosiers : un habitant de Saint-Mathurin avait accepté qu’un habitant des Rosiers vende frauduleusement son vin chez lui « dans la vue d’obliger ledit Loiseau [vendeur] et tascher de luy procurer et a sa famille qui est très nombreuse partie des subsistances necessaires a la vie ».19.

Une autre activité importante ne figure pas dans les actes de mariages, c’est la pêche en Authion et dans ses affluents. Nous avons vu que les pêcheurs étaient souvent impliqués dans les vols de bois dans la forêt de Beaufort. En 1757, la grurie de Beaufort mit à jour dans un cahier la liste des pêcheurs ayant obtenus des lettres de pêche. Cette liste recense à Saint-Mathurin et La Marsaulaye 4 pêcheurs en Loire et 18 en Authion20. Ces pêcheurs ne travaillaient pas seulement sur le cours principal de l’Authion, mais aussi sur ses bras secondaires et sur les « boires » laissées par endroits après le retrait des eaux. Les zones de pêches étaient divisées en « pêcheries », qui faisaient l’objet de transactions : en 1788 était loué pour 9 années un « descend ou pescherie sittuée dans la commune de Machelouze ditte paroisse de Mazé »21.

Or les quelques pêcheurs de 1757, qui apparaissent dans les actes de mariage de 1755 à 1771 sont désignés comme des bêcheurs. La pêche dans l’Authion et dans ses affluents, était donc une activité de complément, ou en tout cas considérée comme telle dans une communauté où la culture de la terre était l’activité principale.

Les mariniers, grands absents des registres paroissiaux.
Les mariniers sont presque totalement absents de ces statistiques. Le seul maître batelier trouvé dans les actes de mariage, sur 291 professions, résidait aux Ponts-de-Cé, et y retourna sitôt marié. Cette constatation est surprenante pour un village des bords de Loire, d’autant plus qu’une étude sur les actes de mariage à Saint-Clément-des-Levées, distant de 15 kilomètres, a établit la proportion de mariniers à 45%22. Ce chiffre est il est vrai exceptionnel. Entre 1780 et 1789, 120 mariniers de Saint-Clément furent incorporés par le système des classes de la marine nouvellement établi. Ils n’étaient guère plus nombreux à Saumur (151)23, alors que la population était 5 à 6 fois plus nombreuse. Dans d’autres villages riverains, entre Les Ponts-de-Cé et Nantes, à Ancenis, Anetz, Varades et Montrelais, les professions de l’eau représentaient respectivement 10,7%, 9%, 8,6% et 12,5%24(Les professions de la terre dominaient, sauf à Ancenis qui était une petite ville).

Par d’autres actes, on sait que des mariniers, certes peu nombreux, ont vécu à Saint-Mathurin. Ces actes sont liés au système des classes, institué pour établir un enrôlement dans la marine royale plus juste et rationnel que la « presse ». Les marins étaient répartis en 3 à 5 classes, appelées au service pour une année, à tour de rôle. Ce système a été étendu en 1780 aux bateliers et pêcheurs de la Loire et de ses affluents de Nantes à Orléans, puis en 1784 à la Charente. Il nécessitait l’établissement et la mise à jour de rôles contenant le nom, surnom, âge, signalement des pêcheurs et mariniers25.

A Saint-Mathurin les mariniers « classés » dépendaient du « quartier » (circonscription) d’Ingrande et d’Angers, qui s‘étendait de Saint-Mathurin à Rochefort sur la Loire, Sablé sur la Sarthe, et Segré sur l’Oudon. Le quartier de Saumur commençait aux Rosiers. Ce « quartier » était divisé en sept « syndicats », dont un à Saint-Mathurin, qui regroupait les mariniers résidant à Saint-Mathurin, La Marsaulaye, La Bohalle, Corné, Brain-sur-l’Authion et Saint-Rémy-La-Varenne. En 1781, ces mariniers avaient un « syndic », en la personne de Paul François Marion, notaire26. Ce cadre administratif fut conservé au début de la Révolution, et les listes des mariniers classés continuèrent à être utilisées. Ces listes nous fournissent de nombreuses informations sur les mariniers, leurs résidences, leurs carrières, leurs parents, et la profession du père. Je me suis basé sur celles conservées aux Archives Départementales de Loire Atlantique27.

Sur 57 mariniers et pêcheurs classés dans le syndicat de Saint-Mathurin, 17 résidaient en fait hors du syndicat (y compris à Angers et aux Ponts-de-Cé), sans doute du fait des changements de résidence, très fréquents dans cette profession, et qui n’entraînaient pas systématiquement un report du nom du marinier dans un autre registre. 23 mariniers et pêcheurs classés résidèrent à Saint-Mathurin durant la période 1780-1792, mais souvent de manière temporaire. Il semble qu’ils n’aient pas été plus de quinze à vingt mariniers à avoir en même temps leur résidence principale à Saint-Mathurin. Les mariniers classés étaient nettement plus nombreux que les pêcheurs. Sur 25 classés dont la profession est connue, 20 sont mariniers et 5 pêcheurs, dont 3 à Corné sur l’Authion.

On connaît la profession du père de 19 des 23 classés ayant résidé à Saint-Mathurin, et de 38 des 57 classés du syndicat. Les professions liées à l’eau sont faiblement représentées (21% à Saint-Mathurin et 28.95% pour le syndicat), particulièrement les mariniers, bateliers et maîtres de bateaux (10.5%), les pêcheurs étant relativement nombreux (10.5% et 18.4%). Les pêcheurs étaient majoritairement fils de pêcheurs (4 cas sur 5 pêcheurs connus), et les mariniers d’origines sociales plus diverses.

Tableau 6.Les professions des pères de mariniers du syndicat de Saint-Mathurin.
D’après les rôles des A.D.L.A. (120 J 302 et 303) et les registres des B.M.S.

profession du père

Mariniers ayant résidé à Saint-Mathurin

Ensemble du syndicat de Saint-Mathurin

INCONNUE

4 (17.4% du total)

19 (33.3% du total)

laboureur

4

6

bêcheur

2

4

journalier

1

2

vigneron

2

3

métayer

 

1

CULTIVATEURS

9(47.3% des professions)

16(42.1% des professions)

sabotier

1

1

« filassier »

2

4

sellier

1

1

tisserand

1

3

meunier

 

1

corroyeur

 

1

ARTISANS

5(26.3% des professions)

11(28.95% des professions)

pêcheur

2

7

marinier/maître de bateau/batelier

2

4

PROFESSIONS DE L’EAU

4 (21% des professions)

11 (28.95% des professions)

TOTAL

23

57


A titre de comparaison, les professions de l’eau représentaient à Saint-Clément-des-Levées 52.63% des professions des pères de mariniers classés, contre 22.81% pour les cultivateurs et 20.28% pour les artisans28. En moyenne, sur les cinq quartiers d’Orléans à Ingrandes, les professions de l’eau représentaient 62.5%, celles de la terre 22.4%, et les artisans 9.9%.

Les maîtres de bateaux et les pêcheurs non classés.
Les propriétaires de bateaux bénéficiaient d’une exemption de service, car le commerce fluvial devait être assuré, même en temps de guerre29. Ils étaient donc classés à part. Un document établi par la mairie le 18 nivose an II, donne une liste de 8 propriétaires de bateaux, et la liste des bateaux avec leurs contenances30. Trois propriétaires étaient « mariniers », voués au commerce, un était passeur (« pontonnier ») et quatre étaient pêcheurs. Ainsi une partie des pêcheurs de Saint-Mathurin, n’étaient pas soumis aux mêmes obligations que les autres.

Six bateaux étaient destinés au commerce. Un autre document de l’an II ou an III nous donne une liste de quatre maîtres de bateaux (pour le commerce), dont un nouveau31. Ils possédaient 7 bateaux, totalisant 63 tonneaux, nécessitant neuf mariniers pour les armer, maîtres de bateaux non compris. On a vu qu’au plus 15 ou 20 mariniers ont résidé simultanément à Saint-Mathurin, mais une partie d’entre eux, pris pour le service de la marine royale, ou sur des navires de commerce de haute mer au départ de Nantes, étaient indisponibles. On trouve donc une concordance relative entre le nombre de mariniers et celui de maîtres de bateaux. Elle pourrait s’expliquer par un recrutement local des équipages, les propriétaires de bateaux préférant embaucher des personnes qu’ils connaissent bien, et disponibles facilement.

Ce recrutement local expliquerait aussi la forte ouverture sur les autres catégories sociales dans le recrutement des mariniers, la population étant massivement agricole, et très peu marinière. Cette hypothèse n’explique pas pourquoi les maîtres bateliers étaient si peu nombreux à Saint-Mathurin. Un site peu adapté pourrait en être la cause, mais les informations manquent à ce sujet.

Les mariniers classés, pêcheurs et maîtres bateliers étaient environ vingt-cinq à Saint-Mathurin et La Marsaulaye, à la veille de la Révolution. Le nombre de ménages, d’après l’enquête de 1790 ou 1791 sur la population indigente, était de 640. La part des professions de l’eau était donc au plus de 4%.


NOTES DE BAS DE PAGE (WEB)

1 Jacques Dupâquier. Histoire de la population française. T2/ De la renaissance à 1789. page 302.
2 Bénédicte Dezanneau. Les hommes et la Loire à Saint-Clément-des-Levées. 1750-1789. page 143.
3 François Lebrun «Mobilité de la population en Anjou au XVIIIe siècle » dans A.D.H., 1970, pages 223 à 226.
4 Jacques Dupâquier, op. cit. pages 301 et 302.
5 Bénédicte Dezanneau, op. cit. page 147.
6 Nouvelle profession inconnue.
7 Roger Dion Le Val de Loire. Etude de géographie régionale, page 607. Je n’ai pas trouvé trace d’un tel acte à Saint-Mathurin.
8 A.D.M.L., C 127.
9 A.D.M.L., 5E16/151, 5E16/152, 5E16/211, 5E1616/271, 272, 273, 274, 275/
10 A.D.M.L., 3 B 111. Procès-verbal d’estimation de la sénéchaussée de Beaufort.
11 Voir à ce sujet Gérard Beaur « Les catégories sociales à la campagne. Repenser un instrument d’analyse. » A.B.P.O., tome 106, 1999 , pages 159 à 176.
12 Archives de Saint-Mathurin, B.M.S. actes de baptême des enfants d’André Bodin. 22/9/1759, 19/8/1761, 19/12//1763.
13 Archives de Saint-Mathurin, B.M.S. actes mariage de Pierre Oudet et de baptême de ses enfants. 6/2/1764 ; 2/11/1765, 23/9/1767 , 11/10/1769, 23/12/1771.
14 Jouve, « Mémoire sur les localités » Directeur de la division de Saumur et de Baugé. Publié par M. Bouloiseau « une source peu connue de l’histoire économique et sociale :les rapports des directeurs de la régie des aides et droits réunis. L’exemple du Saumurois (1783) ». Bul. d’histoire économique et sociale de la révolution française. 1969, page 154.
15 François Bluche (dir.) Dictionnaire du Grand Siècle, article « cabaret ».
16 A.D.M.L., Actes notariés, Rogeron, : 5E16/276 : 14/1/1787, 30/9/1787, 27/9/1787. 5E16/275 : 15/11/1786.
17 A.D.M.L., 5e16/56. Minute Daillé. Bail à ferme 26/9/1787.
18 Jouve, « Mémoire sur les localités ». Publié par M. Bouloiseau. Loc. cit. pages 138 et 154.
19 A.D.M.L., 5E16/22. Acte du 23 juin 1760. La profession des contrevenants n’est pas connue. Le commis « touché de commisération » et « vu la pauvreté des susdits » réduisit l’amende à 24 livres « a condition que ledit Loiseau metera bouchon et payera les droits de debit et autres »
20 Archives de Beaufort, DD8 (ex DD2).
21 A.D.M.L. : 5E16/276. Acte du 31/8/1788. Cette pêcherie appartenait à un meunier de la Marsaulaye, l’ancien fermier était de La Marsaulaye, et le nouveau de Mazé.
22 Bénédicte Dezanneau, op. cit. page 58.
23 A.D.L.A., Registre des Matricules 120-J-319. Et Bruno Moix. Gens de Loire au XVIIIe siècle. Hérédité professionnelle et niveau de vie, page 29, tous deux cités par Bénédicte Dezanneau page 101.
24 Bruno Moix. op. cit., pages 82,83 et 85, cité par Bénédicte Dezanneau, op. cit. page 60.
25 Bénédicte Dezanneau, op. cit. page 187 et 188, ordonnance du 12/6/1780 page 171.
26 A.D.M.L., 5E16/209. Procuration Fr. Pierre marinier à Marion, le 27/5/1781.
27 A.D.L.A., 120 J 302, 303 et 304. Mariniers classés du quartier d’Angers. Ces listes furent utilisées pour établir une liste des mariniers du quartier d’Angers classés entre 1782 et 1787 (A.D.M.L., C6) et une autre liste des mariniers en l’an IV (A.D.M.L., 1L639). Des doubles des registres des classes sont conservés aux A.N. selon Bénédicte Dezanneau. op. cit. page 188.
28 Bénédicte Dezanneau. op. cit. page 93.
29 Bruno Moix op. cit. page 54, cité par Bénédicte Dezanneau, op. cit. page 188.
30 A.D.M.L., 2 L 63.
31 A.D.M.L., 2 L 118. An II ou an III. Syndicat de Saint-Mathurin. Etat nominatif des maîtres de bateaux.